Le roman graphique ICI raconte en trois-cents pages une histoire simple : la vie dans le salon d’une maison du New Jersey aux Etats-Unis à travers le temps. Un dispositif narratif déjà vu par ailleurs mais l’originalité du livre réside dans le cadre, un motif présent dès la couverture qui représente la fenêtre du salon. Sans jamais dévier de l’angle de vue choisi (une partie du salon), l’auteur-illustrateur ménage plusieurs cadres dans le cadre, variables dans leur nombre et leur disposition. Dans ces cadres, un couple raconte sa rencontre, un enfant danse, une flèche indienne fend l’air, un requin nage… En haut de ces rectangles qui fragmentent la page, la date indique le moment de l’action.
C’est ce second choix qui confère une grande puissance au récit : aucune chronologie, aucune notion « d’évolution » du lieu et des personnes : les temporalités cohabitent sur la même page, les actions se font écho ou créent un décalage parlant, parfois avec plusieurs millions d’années d’écart.
Ainsi Richard McGuire ne s’est donné de limites que l’espace, pour explorer une temporalité qui s’étend, si l’on cherche à rétablir une chronologie, entre 3,5 milliards d’années avant J.-C. et 22 175 ans dans le futur… Le salon disparaît donc parfois, lorsque l’on se trouve avant et après sa construction, au profit d’un étang calme ou d’une mer agitée.
La vie prend une ampleur nouvelle, parfois distendue, étirée ou au contraire condensée à l’extrême, par exemple grâce au découpage d’un même geste, porter un bébé dans ses bras, sur plusieurs pages ou ce même geste effectué par plusieurs personnes sur la même page, mais en 1949, 1924, 1988…
L’ouvrage dépasse l’effet mélancolique d’un récit linéaire qui explorerait l’évolution d’un monde à travers les époques : par le chevauchement des actions à travers les âges, tous les événements de la vie et de la mort s’invitent sur la page, avec des effets poignants, comiques, énigmatiques… Si l’on plonge dans l’histoire la plus large : la Terre, l’humanité, les Etats-Unis…, ce sont surtout les instants saisis de la vie quotidienne, les fragments de pensées, de paroles, de gestes qui intéressent Richard McGuire.
L’effet est étourdissant, le lecteur se retrouve pris entre l’empathie, la capacité à se reconnaître dans ces scènes de vie et l’insaisissabilité de ce grand « tout » temporel, foisonnant.
Toutes ces histoires possibles, esquissées, « croquées » au sens pictural ne se dévoilent jamais entièrement. Certaines scènes parlent d’elles-mêmes, ou s’éclairent à plusieurs dizaines de pages d’intervalles. D’autres nous sont révélées seulement si l’on revient en arrière, comme le canapé-lit vide des premières pages, dont on comprend qu’il ne raconte pas un emménagement à venir mais une disparition récente.
« Personne n’a le mode d’emploi de la vie », dit un personnage anonyme en 1910. Le contre-mode d’emploi de Richard McGuire nous fait vivre une traversée inédite : jamais un angle de mur n’aura été aussi inspirant.
Ici, Richard McGuire, Gallimard, 2015, Fauve d’or 2016 au festival d’Angoulême