Invitée par l’association Val de Lire à animer un atelier d’écriture à Beaugency les 17 et 18 octobre 2015, je savais, en préparant cet atelier, que j’allais m’adresser à un groupe de personnes qui, pour la plupart, se connaissaient entre elles. Les propositions d’écriture que l’on donne en atelier sont toujours des surprises, et à plus forte raison les textes produits, même si l’on a vite appris à repérer des voix singulières dans le groupe.
Mais comment imaginer, pour créer plus de surprise encore, que ces personnes-là soient fortuitement, les unes pour les autres, tour à tour expéditrices et destinataires de propositions d’écriture qu’elles auraient elles-mêmes inventées sans que j’y aie la moindre part ? L’idée de la séquence épistolaire était née… Les « propositions d’écriture » étaient des lettres, bien entendu sous enveloppes anonymes, le « jeu » consistait à en piocher une et à s’inventer le rôle du destinataire – ou de la tierce personne qui s’immisce dans l’histoire. Ainsi, pas moyen d’échapper à l’inattendu ! La séance des lectures finales fut un régal. Que de situations romanesques ont été créées par ces duos inopinés ! Certains pourraient, je crois, continuer à tisser leur histoire, il appartient à leurs auteures (le groupe était entièrement féminin) d’en décider.
Plusieurs de ces échanges de lettres figurent ci-après.
En complément de cette séquence centrale, j’ai proposé au groupe de travailler sur les inventaires à la façon de Sei Shônagon. Françoise nous livre ici son « Marsupilami » issu de sa liste de « Choses qui deviennent encombrantes »…
J’ai également donné une proposition sur les mots qui s’invitent souvent, parfois à notre insu, dans nos écrits, ces mots fourre-tout, « mots aimés, mots aimants » comme le dit Camille Laurens, dans Quelques-uns. Quel sens ont-ils pour nous si nous prenons le temps de les interroger ? D’où vient que nous en ayons si souvent besoin ? J’ai invité les participantes à rendre hommage à l’un ou l’autre de « leurs » mots par un petit récit : Marie-Claire et Nicole nous offrent leur « peut-être » (j’avoue que je l’aurais choisi moi aussi !), Valérie son « mais », Catherine son « comme »…
D’autres textes ont été lus en atelier qui, semble-t-il, souhaitent rester secrets. Qu’ils soient certains d’avoir été tout autant aimés que ceux qui ont accepté d’apparaître ici.
Merci à toutes pour ce travail enthousiaste et fécond. Merci à Val de Lire de m’avoir offert l’occasion de passer par là.
Bénédicte Fayet
COMME
Comme le vent qui ébouriffe les cheveux sagement apprêtés, comme la vie qui s’installe là où personne ne s’y attendait.
Les comme toi, comme vous, comme nous, comme eux, qui cherchent à égarer la solitude qui ronge les désirs.
Comme avant pour rassurer qu’il existait déjà un monde où on avait pu être heureux.
Comme jamais pour dire combien on peut aimer à l’infini cet autre soi-même enfin rencontré. Et comme après, il y a peut-être un avenir, une autre possibilité de vivre encore un peu.
Catherine
MAIS
Je te vois, je te sais, je te prends, petit « mais ».
Premier mot bredouillé par les enfants pris en faute : « Mais, c’est pas moi ! » ou « Mais, c’est pas d’ma faute ! »
Salvateur « mais ».
Tu opposes, tu rediriges. Mot à tout faire léger, fin. Aérien, tu te faufiles entre les idées, entre les phrases.
Grâce à toi, la discussion continue, se prolonge. Que tu sois utilisé par un enfant, « mais, euh… », ou remplacé par le pompeux et lourd « toutefois », tu es présent, tu es sous-jacent, « mais ».
Que caches-tu ? Une envie de parler peu assurée ? Des idées qui bouillonnent ?
Une chose est sûre, en assumant son « mais » on assume ses objections, ses contradictions, ses racines, ses peurs.
Valérie
PEUT-ÊTRE
Jamais sûr de lui, peut-être aime la compagnie du conditionnel. Non pas le conditionnel du jeu : « je serais la marchande et toi le chevalier » non, celui du hasard.
Le chevalier va enlever la marchande de fleurs et l’épouser ? Peut-être …
Ils auront beaucoup d’enfants et pleins de chats ? Peut-être…
Peut-être, hasard ou destinée cruelle ?
Peut-être : une épée de Damoclès sur la tête de l’innocent.
Marie-Claire
PEUT-ÊTRE
C’est bien moi, un mot en deux, une action, un état, une incertitude, l’idée va-t-elle naître ou pas ? une possible réalité, passer du virtuel au réel. Une possibilité souhaitée, mais non imposée, une politesse à l’intention de l’autre, un partage de la décision, une existence en devenir, la gestation d’une réalité, la couvaison d’un désir…
Une formule pour dire sûrement, évidemment, bien sûr avec élégance et déférence. Un double mot qui change de sens selon l’intonation . Peut-être ? Peut-être ! Peut-être, celui-ci peut être mal interprété ? Peut-être !
Nicole
LE MARSUPILAMI
Dix ans tu avais. Tu revenais de la fête foraine. J’ai entendu la porte du sous-sol claquer, le chien aboyer. Tes pas précipités dans l’escalier. Ton souffle qui te précède. Te voilà dans la cuisine. Visage radieux, éclats de rire, gloussements, tes yeux immenses du plaisir de me dire :
« Maman, papa et moi on a gagné !
Vous avez gagné quoi ?
Attends de voir papa ! »
Quelques instants après, des pas plus lents.
« Papa, dépêche-toi, maman brûle de savoir.
C’est quoi ce truc que t’as autour du cou ?
Mamm on a gagné ! Yes !
Un cache-nez ?
Bein Mamm enfin, un marsupilami ! »
Je les entends encore et toujours pouffer de rire.
Et qui donc a grandi, est parti de la maison en abandonnant Marsupil’ami vautré sur le lit de la chambre d’amis ?
Impossible de se débarrasser de cette pieuvre. Impossible de se débarrasser de cet encombrant affectif.
Il attend de ses bras vides
En quête d’amour nouveau, avide
Pantelant jaune et brun passé
Indolent, ratatiné.
Envolées mes couleurs du temps.
Françoise
LES LETTRES …
Dresde , le 13 mai 2011
A
Noémie Durand
Rue du Grenier à Sel
41000 BLOIS
France
Madame,
Ma démarche va vous paraître singulière mais je souhaite vous rencontrer, vous connaître : depuis la fin de l’année 89 mes recherches sont sur le point d’aboutir. Enfin j’ai trouvé votre adresse et puis espérer que vous voudrez bien donner suite à ma requête. Je suis à votre recherche et à la recherche de l’histoire de mon père Charles L., cet homme qui a été prisonnier dès la fin de 1940 et retenu dans une ferme de ce pays qui est devenu la RDA.
Vous ignorez pourquoi je m’adresse à vous?
C’est que cet homme, mon père, est aussi le vôtre : je suis votre frère aîné, resté éloigné et inconnu de mon père à cause du Rideau de fer. Il a ignoré ma naissance, il fut libéré en juin 45 et rapatrié avant ma mise au monde le 30 novembre 1945.
Ma mère, disparue depuis trois ans, a toujours espéré retrouver l’amour de sa jeunesse sans aucune possibilité de voir ce souhait se réaliser.
Pardonnez-moi de venir déranger votre vie en révélant mon existence trop brutalement à mon gré.
La guerre, les accords de Yalta, Staline, ont empêché toute communication, mon père a ignoré mon existence et n’a jamais pu avoir de nouvelles de la femme qu’il a aimée.
Peut-être aurez-vous peine à imaginer votre père en jeune amoureux, attentionné envers la jeune femme que fut ma maman, jolie malgré les privations et l’insécurité de la guerre.
Si mes informations sont justes, vous êtes fille unique, je suis prêt à vous « adopter » comme sœur. Je vous renouvelle mes excuses, bien conscient de troubler votre vie par ces révélations. Je vous assure de mon profond désir de vous connaître.
Je n’ai ni frère ni sœur ici et souhaite nouer avec vous et votre famille des relations d’amitié, d’affection peut-être, qui ne répareront pas ce que la guerre et le Rideau de fer ont brisé. Il reste sans doute des années à vivre pour se découvrir et enrichir notre vie si vous le permettez. Dans l’attente de votre réponse soyez assurée, Madame, de mes sentiments respectueux.
Votre dévoué
Horst Z.
(Marie-Odile )
A Mr. Horst Z.
De
Noémie Durand
Rue du Grenier à sel
41000 – BLOIS
Blois le 22 mai 2011
Horst,
J’ai bien reçu votre lettre du 13 mai dernier par laquelle vous m’informez tout à trac que vous êtes mon frère !
Avec ma mère qui est toujours de ce monde, nous évoquons cette longue période de 40 à 45. Pas facile pour elle à son grand âge. La mémoire un peu défaillante. Une chose est sûre, elle pensait qu’en tant que prisonnier mon père allait s’assagir. Privations de temps de guerre sur tous les plans.
En voilà donc une drôle de nouvelle. Me retrouver avec un vieux frère aîné de soixante-six ans ! Entre nous soit dit : il est peut-être temps !
Vous seriez donc mon demi-frère au mieux et enfant adultérin (mes parents se sont unis en 35). Mais pas mon demi-frère aîné.
Pour la période de 35 à 40 j’ai déjà été contactée par deux personnes qui se réclamaient d’une filiation avec mon père.
Plus on est de fous, plus on danse ! Alors faisons danser la vie.
Maman les a accueillies, a été curieuse de leurs vies. Elle est très ouverte. Et j’en ai fait autant. Aujourd’hui, on pourrait dire que nous sommes en famille.
Dites-moi de votre vie, envoyez-moi tous les documents que vous avez en votre possession, photos si vous en avez, lettres de témoignage et les dates durant lesquelles votre mère a croisé mon père.
Il a été libéré en juin 45 et vous êtes né fin novembre, alors votre maman devait être tout juste enceinte. Je m’interroge.
Ah ! mon père. Il en a fait des entorses à sa vie de couple. Autrement dit je ne suis pas surprise par votre lettre. Contrairement à ce que vous écrivez, je n’ai aucune peine à imaginer mon père jeune et amoureux. Jeune et amoureux, il l’a toujours été. Mon père Charles ! Sacré dragueur. Il en a fait des conquêtes ! »
A vous lire
Demi-fraternellement vôtre… peut-être.
Noémie
P.S. Votre français est parfait !
Françoise Cavelier
Chère voisine,
C’est bien difficile pour moi de vous écrire. J’ai pas dormi de la nuit à cause de cette affaire qui me tient au corps. Comme on habite sur le même palier je vois pas à qui je pourrais le dire d’autre. Je suis pas un homme à se confier à n’importe qui.
J’ai bien vu que vous êtes une gentille fille avec vote marmot qui dit toujours bonjour et bonsoir. Je sais pas pour vote mari comme je l’ai jamais rencontré. Mais bon, j’ai pas à juger. Vous êtes toute rosissante quand on vous salue et ça c’est signe qu’on est modeste et discret disait ma bonne vieille mère. Justement j’aurais besoin de quelqu’un de discret dans cette affaire.
Je suis comme vous, j’ai pas beaucoup de visites et celles que j’ai me réjouissent pas toujours le cœur il y en a même qui me tracassent et qui me font sortir de mon quant-à-soi. Je suppose que vous c’est pareil et des fois la colère déborde de la casserole.
Je sens que vous vous impatientez à force que je tourne autour du pot mais il faut que vous compreniez que je suis drôlement dans l’embarras. Vous devez vous dire « je le connais pas cet homme, qu’est-ce qui me veut ? ».
Pour vous rassurer il faut que je vous avoue que les bouquets de muguet rose sur votre palier eh bien c’était moi ! J’aime bien marcher dans les bois et cette fois-là quand je suis tombé sur ces fleurs j’ai tout de suite pensé à vous à cause que vous avez la même couleur sur les joues quand on vous dit bonjour. Allez pas croire que je vous fais du gringue à mon âge ce serait pas sérieux avec une jeunesse comme vous mais quand même je dois vous avouer que vous êtes gironde. Et puis vote petit aussi il est drôlement mignon et le monsieur qui lui a donné des sous pour s’acheter des bonbons en échange qu’il remontait ses courses c’était moi aussi.
Si vous aimez les promenades en forêt je vous montrerai les coins à champignons ça je m’y connais. Et le petit qui est tout pâlot ça lui ferait du bien. Je lui affûterai des flèches avec des branchettes de peuplier et s’il veut un arc pour ses flèches je peux lui fabriquer aussi. Je vous raconte pas tout ça pour vous attendrir. Juste pour que vous voyiez que je suis pas un méchant homme au fond. Je sais que je suis pas bien bavard mais à l’école on m’a toujours demandé de me taire plutôt que dire des bêtises et après ça pas été mieux… Avec les dames j’en parle même pas. Je sais pas vous mais quand on a pas d’amour ça vous travaille là-dedans à devenir comme une bête. Moi j’ai aimé qu’une fois : ma Yasmine elle était tout pour moi, comme vous vote petit je suppose. Elle était toute ronde et des yeux vous auriez vu ces yeux ! Des yeux qui riaient tout le temps. On en a fait des balades en forêt et on en a mangé des plâtrées de champignons ! Elle savait pas faire le ménage ni la couture mais il y a d’autres choses qu’elle faisait très bien. Bref je veux pas devenir grossier. On voulait un petit un peu comme le vôtre mais moins pâlichon. De toute façon avec la peau basanée qu’elle avait ça risquait rien. Il aurait été doré comme la croûte du pain. Un soir elle est pas rentrée et j’ai pas pensé à mal mais quand la nuit est tombée j’ai commencé à me ronger les sangs. Quand ils l’ont trouvée derrière la palissade ma Yasmine, ses yeux étaient grand ouverts et ils riaient plus du tout et moi non plus vous imaginez. Maintenant qu’on en est là je dois tout vous raconter. Tant pis si vous comprenez pas. Le gars qui a fait ça il a payé, 15 ans derrière les barreaux. Mais pour moi c’était pas assez cher. Alors j’ai attendu, j’ai attendu jusqu’à hier. Quand je l’ai eu dans les pattes je l’ai plus lâché. Je l’ai amadoué, je lui ai offert des coups à boire, on a fait des virées et je l’ai attiré chez moi et là je lui ai fait sa fête. Pendant que je vous écris tout ça il est là à mes pieds. Il est pas trop abîmé mais il est bien raide et les yeux tout écarquillés. Il a pas compris l’animal. Je peux vous avouer que j’aurais jamais cru que je tuerais un bonhomme un jour. Vous voyez que mon affaire est difficile.
Ce qui me tracasse c’est comment m’en débarrasser et vous êtes pas très costaud mais à deux plus vote petit on devrait arriver à le fourrer dans ma voiture ni vu ni connu.
Je devine que ça vous embête mais il faut que j’en finisse. Surtout je sens qu’après on pourra apprendre à se connaître autrement. J’ai pas les mots mais… Si tout se passe bien les promenades en forêt et les champignons on les partagera. Mais si vous voulez pas… faut bien que je vous avoue que j’ai pas envie de trinquer tout seul alors qu’il a fait la peau à ma Yasmine. Après tout c’est aux femmes qu’il s’en prenait.
Je veux pas vous ennuyer plus. Je suis sûr qu’une gentille fille comme vous me laissera pas dans l’embarras.
À ce soir
Votre voisin de palier
(Sylvie )
Lettre réponse à celle de Sylvie
Monsieur,
Comment osez vous me demander ça ? Ma vie est déjà assez difficile avec mon petit comme vous dites. Il a le droit d’avoir une belle vie, et ce serait une mauvaise action qui pourrait le ronger toute son existence.
Votre bonhomme, là, qui s’en prend aux femmes, c’est pas mon affaire. Je ne suis pas vot’ Jasmine. Les hommes s’en prennent pas à moi. Je sais me défendre, vous savez ! Non, vous pouvez pas savoir.
Merci pour les fleurs et les bonbons. Je me laisserai pas embobiner par un homme qui veut me faire peur.
C’est vrai que je pourrais vous aider à ficeler le corps dans une vieille couverture, à le suspendre à une corde pour le faire passer dans la cage d’escalier. Vous en haut, moi descendant les marches pour le guider, il faut pas qu’il cogne contre la rambarde. Cela ferait trop de bruit. Et en bas, on peut traverser la cour pour rejoindre la ruelle où je pourrais attendre que vous arriviez avec votre voiture. On jette le corps dans le fleuve, en aval de la ville, faudra aller un peu loin et enlever la couverture.
Et après comptez par sur moi pour aller aux champignons avec vous. Il faudra plus me cueillir des fleurs ou offrir des bonbons.
Les joues roses, gironde, j’aime pas comment vous parlez de moi. Ça m’est égal de vous plaire.
Je vous laisse pas dans l’embarras et vous me permettez de quitter la ville. Mais avez vous de quoi vous offrir mes services ?
Je garde votre lettre, j’y ai rajouté vot’ nom et la date. Elle pourrait servir.
À ce soir, je ferai garder le petit.
Votre voisine
(Catherine)
Brest, le 30/11/1939
Cher Guillaume,
Je me décide enfin à t’écrire. Voilà quinze jours, j’ai fait un tour au cimetière de P. ; j’y ai rencontré une femme que j’ai reconnue comme étant ton épouse. Elle était accompagnée de deux jeunes garçons, tes fils m’a-t-elle dit. La guerre a assombri leur regard où j’ai cherché en vain la malice de tes yeux bleu pâle. Leurs cheveux drus et ondulés comme ceux de leur mère, leur blondeur d’enfance m’ont étonnée. Rien dans leur visage ne m’a évoqué ta frimousse d’enfant triste.
Te souviens-tu que j’étais d’abord l’amie de ta sœur, elle me manque beaucoup lorsque je vais rendre visite à ma mère qui vit toujours près de la maison de ta grand-mère. Tu avais peu de temps pour jouer avec nous. Ta grand-mère te faisait travailler sans relâche ; tu revenais crotté et blême de fatigue de ces longues journées à garder les vaches ou à ramasser des pommes de terre. Je revois tes mains râpées par le travail de la terre, les ongles cassés, la peau épaissie de crasse.
Je ne sais pas pourquoi ces souvenirs reviennent, là, maintenant que t’écrire me semble nécessaire. Je te revois à l’école, où tu te montrais brillant et toujours déçu de la fin des leçons. Tu savais que tu n’y resterais pas longtemps. J’ai eu plus de chance, j’ai pu continuer en pension à Quimper. Nous nous y sommes croisés. Je t’ai reconnu tout de suite. Tu as fait semblant de m’ignorer, avant de m’inviter à boire un verre de limonade dans ce bar sur le quai. Tu étais comme je l’avais toujours rêvé ; calme, avec ce regard doux et triste qui ne voulait pas croiser le mien. Tu étais en permission, j’avais échappé à mes parents pour la journée. Nous sommes allés à la fête foraine, nous avons ri enfin au milieu des cris et des odeurs de sucre chaud. Les nougats trop tendres nous ont poissé les doigts et les lèvres.
Je t’ai écrit quelques semaines plus tard. Tu n’as peut être pas reçu cette lettre où je te racontais que ma mère furieuse m’avait expédiée comme un colis honteux dans cette ville inconnue, chez une de ses cousines. J’ y ai vécu une longue année de solitude. Ma cousine a gardé l’enfant. J’ai réussi à entrer à l’Ecole normale, c’est une grande fierté pour ma grand- mère.
Nous aurions pu nous rencontrer à Brest où je me suis installée avec ma jeune sœur. Ta femme m’a raconté tes ennuis professionnels ; maintenant tu décharges des bateaux au port de commerce m’a-t-elle dit en soupirant, un peu perdue face à cette vie toujours plus difficile. Elle m’a appris aussi que tu logeais dans un foyer près du pont.
J’espère que tu y es toujours et que tu accepteras de me voir. En ces temps troublés, nous n’aurons pas besoin de nous cacher pour partager une limonade et parler, si tu le veux bien, de ces années perdues. J’ai toujours espéré que le destin nous réunirait à nouveau, tu m’as tant manqué depuis cette folle journée. Lorsque tu as quitté le village pour l’école des mousses, j’ai commencé à t’attendre.
Eugénie
(Catherine)
10 décembre 1939
Eugénie,
Je sais plus quoi penser depuis qu’j’ai reçu ta lettre. J’ai jamais reçu celle que tu m’avais envoyée quelques semaines après cette journée à la fête foraine. J’imagine que les choses auraient été différentes si j’avais su. Comment tu l’as appelé ? C’est une fille ou un garçon ? Où est cet enfant maintenant ? Excuse-moi, j’suis tout embrouillé. Qu’est-ce que je dois faire ? J’ai l’impression que, plus j’y pense, plus je me perds. C’était y’a 10 ans… Faut vraiment que je te voie pour que tu m’expliques comment on en est arrivé là… Bien que je puisse plus penser qu’à cet enfant, je vais répondre à tes autres questions. Je te dois bien ça…
Oui, la vie est difficile pour ma famille. Je travaille de nuit pour les bateaux qui arrivent au crépuscule seulement. C’est toujours le même mouvement. Toujours la même manœuvre. Quand j’ai de la chance, les cargaisons sont sous forme de caisses tellement grosses que c’est un engin spécial qui s’en occupe, mais, la plupart du temps, c’est moi et d’autres hommes bien plus à plaindre (l’un d’eux vient de perdre sa femme) qui sommes chargés de vider les bateaux. Les caisses sont extrêmement lourdes et, parfois, deux hommes ne suffisent pas à les soulever. Ces longues nuits de travail me laissent épuisé, tellement épuisé que je n’ai pas le temps de souhaiter une bonne journée à mes fils qui, eux, vont à l’école, que je suis déjà endormi à poings fermés sur mon lit. Tu sais, Joséphine a pas la vie facile. Elle doit s’occuper de tout, à cause de mon absence et de ma fatigue. C’est une femme courageuse.
Mais maintenant, je ne sais plus qui j’aime. Tu me fais douter : peut-être que je me suis marié avec Joséphine parce que je m’étais lassé de plus te voir ? Je sais pas. Le saurai-je un jour ? Probablement pas. Et puis, c’est plus possible maintenant. Ah si seulement ta lettre dans laquelle tu m’apprenais l’existence de cet enfant m’étais parvenue quand tu me l’as écrite ! Les choses en auraient été autrement, et j’aurais agi en connaissant la situation. Eugénie, je suis désolé. Essayons de nous voir lundi 18 décembre à 19h00 au café du port ?
Guillaume
(Juliette)
New York City, 22 mars 2015
Hi Paul, ça va ? Tu sais, ici c’est super. C’est loin de la France, okay, je suis sans ma famille ni mes amis, okay, mais je sens que je vais m’en faire de nouveaux ici. A l’université, je me suis déjà bien intégré. Ce qui est bien avec ce programme Erasmus, c’est que, non seulement on va étudier 6 mois à l’étranger mais en plus on rencontre d’autres gens comme nous, issus d’un autre pays mais Américains pour quelques mois. Du coup, je parle anglais tout le temps. Si ça continue comme ça, je serai bilingue en rentrant ! Et puis en plus, maintenant, je connais des gens de plein de pays différents ! Hier j’ai rencontré Paolo. Il est dans mon cours d’anglais et est italien. Et il comprend le français ! Alors il me parle dans sa langue et je lui parle dans la mienne. J’habite dans un petit appartement au 19e étage d’un immeuble qui en compte 32. Tu te rends compte ? Le premier jour, je me suis aventuré au sommet car il y a une terrasse. Je peux te dire que je suis vite rentré ! C’est tellement haut ! A l’ouest, je pouvais voir à l’extérieur de la ville. Ça donnait vraiment le vertige. Mais c’est surtout à cause du vent que je suis rentré chez moi (tu vois ? Je dis déjà « chez moi » alors que je suis arrivé il y a 10 jours !). Bref, à une pareille hauteur, il faisait environ 5°C avec le vent alors que, en bas, la chaleur approchait les 35°C. En fait, c’est avec ça que j’ai du mal ici. Pas la taille de la ville, ni la langue, ni la solitude. Mon problème, c’est la température. Quand je me lève le matin et que j’aère l’appartement, il fait 25°C alors qu’il est seulement 7 heures ! Mais je pense que je m’y ferai. On s’y fait à ces choses-là, non ? Se promener dans la ville est quelque chose d’extraordinaire. En France, à ma connaissance, il n’y a pas d’endroits, à part la Défense à Paris, où tout soit neuf, plein de vitres et de gens et où les bâtiments soient d’une hauteur vertigineuse. Je trouve ça un peu stressant de marcher à New York. Il y a plein de monde, trop de monde même. Et puis, aux Etats-Unis, le port d’armes est autorisé. Tu sais bien ce que j’en pense, alors quand je vois un homme avec une bosse sous sa veste, ça me met extrêmement mal à l’aise. Je pense que 6 mois aux Etats-Unis, ça suffit. Il y a quand même plein de choses que je ne supporte pas ici. Mais bon, c’est à voir et tout le monde est accueillant avec moi. D’ailleurs, demain, je suis invité chez Mary et son frère John. Ils sont très chaleureux : le jour où je suis arrivé, ils m’avaient déjà proposé de venir manger à leur table ! Et tu as déjà entendu un anglophone parler français ? Je trouve l’accent craquant, je sais pas pourquoi. C’est Hank, le copain de Mary qui m’a parlé français. Il parlait très bien et on sentait vraiment que ça lui faisait plaisir de parler avec moi dans cette langue car il n’avait jamais eu l’occasion de parler français avec un « native speaker » comme on dit ici, quelqu’un dont c’est la langue maternelle. Je parle, je parle (j’écris plutôt) et je réalise que je ne t’ai encore rien dit à propos de l’université. Comme tu le sais, je suis en fac de Lettres, spécialisation littérature jeunesse. D’ailleurs, ça me fait penser qu’il faut absolument que tu lises Quelqu’un qu’on aime, de Séverine Vidal. C’est un road-trip familial aux Etats-Unis qui montre bien comment sont les Américains. Bref, l’université. Je termine les cours à 16 heures tous les jours. J’ai un peu les mêmes matières qu’à Montpellier mais du coup c’est centré sur les USA. Je découvre plein d’écrivains qui ne sont pas des auteurs de best-sellers mais qui mériteraient, je trouve, une reconnaissance au moins aussi grande. Et puis j’ai visité plein de choses, notamment la Statue de la Liberté ! C’était absolument fantastique ! Depuis sa couronne, on pouvait voir l’océan à perte de vue et New York et ses immenses bâtiments. Je te souhaite vraiment d’y aller un jour. Enfin. Maintenant que j’ai dit tout ce que j’avais à dire sur ma nouvelle vie, à toi ! Je veux tout savoir sur ta fac de musique ! A bientôt,
Marc
(Juliette)
PS : ton groupe préféré est à New York la semaine prochaine !
Montpellier, 17 avril 2015
Salut Laura,
Alors, quoi de neuf pour toi ? Comment se passe ce 2e semestre à la fac de sociologie de Strasbourg ? Ça doit te changer de Montpellier, forcément ! Tu m’avais narré tes débuts un peu difficiles suite à ce changement de fac : accepter de se sentir perdue et sans repères dans une nouvelle ville, savoir gérer sa solitude en attendant de se faire de nouveaux amis, supporter le froid intense qui glace les os dès le milieu de l’automne… Qu’en est-il maintenant ?
Je t’avoue que de mon côté, la dislocation de notre inséparable trio – Marc, toi et moi – m’affecte profondément, et plus encore. Les mots me manquent pour t’expliquer ce que je ressens. Du coup, je me jette à corps perdu dans la musique. En plus des cours de musicologie à la fac – lesquels me prennent déjà pas mal de temps –, je pratique la contrebasse plus que jamais. Figure-toi que J’ai même intégré un petit groupe local de jazz, « The Blue Foot Quartet ». Nous nous produisons régulièrement les vendredis et samedis soirs au Jazz Club de Montpellier. Heureusement que j’ai cela !
Figure-toi que je viens de recevoir des nouvelles de Marc. Je ne résiste pas au besoin de t’en parler, car je ne sais quoi faire avec cette lettre qui me brûle les doigts : il m’y jette son bonheur au visage, sa joie de vivre à NY et ainsi réaliser son rêve, sans imaginer une seule seconde la douleur que cela me procure ! Comme si, une fois de plus, il voulait me convaincre du bien-fondé de sa décision de partir là-bas ! Tout est bon pour étaler sa joie et sa plénitude ! Par de longues descriptions, il me parle de la beauté de la ville, de la richesse du multiculturalisme de la fac, des nouvelles rencontres qu’il fait (à m’en rendre jaloux ! Surtout un certain Paolo, italien… Bref, tu imagines le tableau !). Et moi qui suis là, les bras ballants, à ne plus supporter le soleil de Montpellier, à haïr le son des mouettes, pour mieux me réfugier dans la nuit et le jazz, mes seules sources de répit et de soulagement !
Bien sûr, Laura, je t’entends d’ici me dire que j’exagère et tu as raison ! Marc évoque effectivement quelques difficultés comme le stress que lui procure la foule (j’imagine des rues bondées où les gens se pressent, coude à coude, sans un regard pour leurs voisins), ou l’angoisse liée au fait que le port d’arme est légal et largement pratiqué (pour sûr quand tu penses à ces fusillades régulières que la presse nous rabâche, ça fait froid dans le dos !). Mais au final, je ne vois là que subterfuges pour mieux m’amadouer et essayer de calmer ma rage – qu’il doit sûrement pressentir – due à son départ.
Laura, j’ai vraiment besoin de tes conseils. Tu as toujours été la plus posée de nous trois et celle à qui j’ai osé avouer mon amour pour Marc. Mais lui ne comprend visiblement toujours pas… Que dois-je faire ? Faut-il que je prenne un billet d’avion pour aller le retrouver ? (mais tu sais à quel point la perspective de monter dans un avion est quelque chose d’à peine envisageable pour moi). Faut-il que je lui écrive mon amour (cette lettre que je n’ose rédiger depuis des mois) ? Ou faut-il que je l’oublie à jamais (je ne sais même pas comment faire cela !) ?
Laura, je compte sur ta réponse rapide. Par courrier stp, car une discussion à ce sujet au téléphone est pour moi inenvisageable aujourd’hui. J’espère que tu comprendras.
A bientôt chère amie,
Paul
(Marie)
Mercredi 10 septembre
Maman,
Je t’écris parce que Nathalie l’éducatrice du Bois Joli a dit qu’aujourd’hui il fallait écrire à notre famille. Alors moi je t’écris à toi parce que tu es ma famille. Il faut pas t’inquiéter, ici ça va bien. Je mange bien quand il y a de la crème à la vanille. Sinon j’aime pas trop.
Je dors bien dans ma chambre avec Steven. Il pleure souvent. Je mets mon pull rouge, celui de mamie. J’en ai pas d’autre. Les éducatrices sont gentilles, mais je préfère Nathalie. Michèle, elle gueule tout le temps après nous.
J’espère que ça va pour toi, ma petite maman, que tu regardes la télé avec ta clope et ta bière. Nous la télé, c’est que le mercredi après-midi, le samedi, le dimanche, c’est déjà bien.
Faut que j’arrête, c’est la douche. Ecris-moi, je te fais un gros bisou.
Kévin
Mercredi 17 septembre ,
Maman,
Peut-être que t’as pas eu l’autre lettre. C’est le jour d’écrire, j’écris. Il fait beau. Hier on a couru, j’ai presque gagné. J’ai eu un écusson et des mars au goûter. Le pull de mamie est déchiré, mon coude passe par le trou. Michèle, celle qui gueule, dit « il faut en mettre un autre ». « J’en ai pas, j’ai dit ». « Demande à ta mère, sinon, c’est moi qui vais lui demander ! » Alors je te demande un pull pour pas que Michèle, elle t’engueule. J’ai vu Mme Martin, le docteur des soucis de la tête, elle est gentille mais elle voulait tout savoir de toi, de moi, de Georges. J’ai pas dit quand Georges ma faisait faire des trucs debout sur la table. On voit plus les traces…
Steven, il pleure encore et sa mère lui a envoyé une boîte à chaussures pleine de bonbons et de mars. J’en veux bien aussi s’te plaît des bonbons et un pull.
Bisous.
Kévin
Mercredi 24
Ma maman.
A la tienne ! J’ai pas besoin d’un autre pull. On a été en ville hier avec Nathalie, elle en a acheté un. Elle a dit bleu comme tes yeux ! Il est doux et chaud, un peu grand pour durer. J’aime bien Nathalie. Elle a joué avec nous à la bonne paie. Je suis tombé sur la case « vous avez joué à la loterie et gagné 10 000 € ! Toi au loto t’as jamais gagné ça ! et Georges au tiercé non plus ! Dommage la bonne paie, c’est pour de faux. J’aimerais que tu m’écrives comme la mère de Steven. Peut-être t’as pas le temps. Juste 2 lignes !
Je te fais un gros poutou.
Kévin
Mercredi 1er octobre
M’man faut que l’te dise, j’suis puni ! C’est un peu de ta faute. Tu m’écris pas alors je me suis dit qu’il t’était arrivé quelque chose, je ne pensais plus qu’à ça, si il t’était arrivé quelque chose ! Georges qui te bouscule, tu tombes dans l’escalier l’hôpital… je voulais savoir, te voir. Je suis parti sans que personne ne voie, j’ai couru, couru… J’ai fait du stop, une voiture s’est arrêtée, j’ai donné l’adresse rue des pensées.
La dame qui conduisait n’a rien dit, m’a ramenée ici ! Michèle m’a puni. J’ai pleuré. Steven m’a consolé. Je vais voir Mme Martin tout à l’heure, je vais lui dire que je veux de tes nouvelles…
Maman , s’il te plaît !
Kévin.
(Nicole)
Centre « Le Bois Joli »
Allée des Acacias
BP 36 244
Lanouelle Sur Pozon
Jeudi 2 octobre
Chère madame,
Je me dois de vous informer que votre fils Kevin a commis une faute grave à l’encontre du règlement intérieur du Centre le Bois Joli. En effet pendant la journée du mercredi 1er octobre il a tenté de s’enfuir et, à cette fin, a brisé la vitre des cuisines pour ouvrir la porte qui donne sur l’extérieur. Nous savons vos difficultés actuelles et le directeur n’a pas souhaité vous imputer les frais de réparation, ni donner suite auprès de la gendarmerie. Cependant si « Le Bois Joli » prend en charge l’entretien de votre enfant, auquel vous n’avez pas su faire face, je dois vous mettre en garde et vous prévenir que s’il récidive nous devrons porter plainte et ceci n’en sera que plus accablant lors du jugement que vous et votre conjoint attendez concernant le retrait ou non de votre autorité parentale.
Votre fils Kevin est un bon garçon même s’il peut se montrer parfois brutal avec ses camarades ( il est vrai que l’exemple qu’il a eu sous les yeux durant son enfance ne lui facilite pas les choses) et sait attirer l’estime si ce n’est l’affection du personnel. À cet égard une animatrice lui a offert un pull-over pour remplacer celui que vous n’avez pas voulu lui envoyer malgré sa demande écrite. Ceci prouve combien votre fils est entouré d’attention et peut être parfois l’objet d’un certain favoritisme parmi les animatrices du Centre. L’animatrice n’a pas souhaité que le pull-over lui soit remboursé. Considérez ceci comme une marque supplémentaire d’estime à l’égard de votre enfant. De même l’automobiliste qui l’a pris en stop a eu l’extrême gentillesse de le ramener au centre au lieu de se rendre à la gendarmerie. Vous voyez par ces deux exemples récents que Kevin peut se montrer digne d’intérêt et même émouvoir autrui, malgré ses incartades.
Je reconnais, à sa décharge, que l’absence de courrier en réponse aux siens, a sans doute motivé ces actes répréhensibles. Je compte donc sur votre compréhension pour lui expliquer dans votre prochaine lettre la nécessité d’un comportement adapté à sa situation et à la vôtre .
Je vous prie d’agréer, Madame, mes sincères salutations.
Madame Michelle Firmin,
adjointe à la direction du Centre « Le Bois Joli »