Dans une interview, Thierry Dedieu, l’illustrateur, confie « C’est le plus beau livre auquel j’ai participé. J’ai failli le laisser passer à la première lecture. Je l’ai mis de côté. J’y suis revenu quelques temps plus tard et j’ai été complètement bouleversé. Il est tellement juste ! Il est tellement lumineux ! »
Un grand album qui attire le regard par les couleurs sombres de la couverture, qui nous présente un drôle de gâteau surmonté d’une cerise et à l’arrière plan, un personnage armé d’un couteau, dont l’œil regarde le gâteau et interroge le lecteur. On ne comprend l’interrogation qu’au tiers de l’album quand une double page reprend l’illustration et pose « la question glaçante. … »
L’histoire démarre par ces phrases : « C’est un panier. Un panier qui pleure, seul au milieu de la forêt. Une main s’en saisit, c’est une main d’ogre ». L’illustration montre un bébé en détresse dans le panier. Que peut imaginer le lecteur ? L’ogre va dévorer l’enfant ? Pas du tout, l’ogre et l’ogresse attendaient un enfant depuis 200 ans ! Ils font de Blanche, « la petite fille d’entre les ogres », une princesse. Rien n’est trop beau pour elle, sa robe est en soie, sa chaise est un trône… L’illustration confirme ; l’ogre joue au cheval, il se traîne à quatre pattes portant Blanche, ravie, sur son dos. Blanche grandit, « faisant de l’ombre au soleil ». Jusqu’au jour où la question glaçante qui la taraude à force de rester sans réponse la submerge : pourquoi ne mange-t-elle pas la même chose que ses parents, d’ailleurs que mangent-ils ? Que chassent-ils la nuit ? Quelle est cette odeur à la cave ? Mais il est impossible aux parents de dévoiler leur nature profonde. Alors, l’ogre, la mort dans l’âme, redonne Blanche aux siens, il la ramène une nuit au village des hommes. Tout à son chagrin, il reste à la regarder plutôt que de se hâter de repartir. Et en même temps que le jour se lève les villageois le surprennent, le capturent.
« On ne fait pas de procès à un mangeur de chair humaine, on le condamne, on le tue ». Le lecteur, comme les villageois, ne sait pas exactement de quoi se nourrissent les parents de Blanche, ce n’est pas dit, on l’imagine en se basant sur la réputation des ogres… Mais est-ce qu’imaginer apporte une preuve de vérité ?
Blanche assiste à la scène où son parent adoptif est maltraité, et présenté sur l’échafaud à la foule hurlante et haineuse. Elle intervient et démontre à cette foule médusée qu’elle peut s’introduire dans la bouche de l’ogre et en sortir indemne. En même temps, elle le reconnaît comme son unique et véritable famille, lui seul a cette étincelle dans l’œil en la regardant.
Cette histoire d’adoption au sein d’une famille imparfaite est bouleversante de sincérité. Les phrases courtes, des mots simples, percutants, associés aux illustrations en doubles pages, sombres, réalisées au fusain sur des fonds légèrement colorés, incitent le lecteur à s’attarder, à revenir, à y regarder de plus près, à chercher l’émotion dans les yeux et les attitudes des personnages souvent en gros plan.
Le texte nous propose des actions, et ce sont des sentiments qui nous submergent avec la question centrale des origines. La question de l’identité. La famille adoptive, des parents « imparfaits » mais aimants prêts à rendre l’enfant à « la famille biologique », ceux du village qui ont déposé le panier dans la forêt. Blanche fait son choix en sauvant l’ogre. L’histoire pose aussi la question du regard. Celui de Blanche qui ne réalise qu’à la fin la force de son lien avec les ogres, celui de la société qui ne voit dans l’ogre qu’un mangeur de chair humaine potentiel, à éliminer. Un très bel album qui permet d’aborder des sujets essentiels avec une certaine distance.
Il a peut-être besoin, dans un certain contexte, d’être « accompagné » par un adulte pour comprendre la portée de l’histoire, dépasser la crainte de l’ogre, et laisser la possibilité à l’enfant de soulever des interrogations essentielles.
D’ENTRE LES OGRES
Gilles Baum, auteur
Thierry Dedieu, illustrateur
Seuil Jeunesse
15 €